Note de lecture


L’économie est une science morale
Amartya Sen (1999)

Sen, c’est bien. Mais ça n’a rien d’extraordinaire. Voilà simplement un monsieur très intelligent (té, tu m’étonnes, il est prix Nobel 1998 ! Regardez comment qu’il est content quand on lui donne son diplôme…), qui fait de l’économie. Plus précisément, il travaille sur la théorie économique des choix sociaux, discipline vieille comme le monde, mais qui a connu une grande effervescence dans les années 1950, sous l’impulsion de Kenneth Arrow. C’est quoi les choix sociaux ? Ben, par exemple, c’est savoir ce qu’il faut faire si on doit choisir, dans une ville, entre construire un pont, une école, un hôpital ou un terrain de golf municipal. Comment doit-on s’y prendre pour que la décision finalement retenue satisfasse un certain nombre de critères acceptables du point de vue de la justice sociale et de l’efficacité ? Doit-on décider que ce sera le plus riche de la ville qui choisira pour les autres ? Doit-on organiser un référendum ? Doit-on tirer à pile ou face ou tranche ? La théorie du choix social se demande aussi comment mesurer la satisfaction de chacun, comment évaluer s’il est riche ou pauvre, à sacrifier ou à aider. Bref, c’est s’interroger sur les décisions ou les procédures à mettre en oeuvre quand on est vachement nombreux, pas tous pareils et que, pourtant, il faut s’arranger pour que tout se passe du mieux possible. Oui, effectivement, c’est important.
L’intérêt des travaux de Sen est multiple. Il a pondu des textes très sophistiqués d’un point de vue formel sur le sujet. Ce qui a fait son succès auprès des vas-y-que-je-te-bouffe-de-l’économiste-néoclassique, c’est qu’il a une approche qui intègre une dimension éthique. Mais ne nous y trompons pas. La question n’est pas pour lui de refonder la science économique, il est de répondre à des questions classiques, avec une méthodologie non moins classique. Et pour ce faire, il lui arrive de prendre des options différentes de celles que ses prédecesseurs ou certains de ses collègues préfèrent. Tenez, par exemple, la théorie standard du bien-être prétend mesurer ce dernier selon ce que les économistes appellent “utilité”, et qui est simplement la traduction d’un état mental, qui nous fait penser que l’on est bien ou pas. Sen nous dit alors (En faitr, il ne dit rien du tout, j’invente ce qu’il aurait pu dire) : “Ah, oui, c’est bien ça, mais ce n’est pas forcément fabuleux. Quand on a passé dix ans en prison, dans une cellule de 5 m², on est super heureux quand on habite un studio de 10 m². Plus heureux que celui qui ayant vécu toute sa vie dans un loft de 120 m², se retrouve dans un F2 de 70m². Or, c’est bien la traduction d’un état mental de satisfaction. Et, dans la logique traditionnelle, on devrait considérer la situation de l’ex taulard comme bonne, celle de l’ex gros bourge comme mauvaise.”. Bon, vous voyez le truc quoi… Pareil pour la pauvreté. Si vous la mesurez par le revenu, vous considérez que la personne atteinte d’une maladie qui nécessite des soins très coûteux (sans sécu bien sûr) et gagne un peu plus que celle qui est en pleine forme est plus riche qu’elle. Euh ?
Bon, j’ai déjà été trop long. Disons que ce livre de Sen est une bonne introduction à la pensée d’un auteur qui gagne à être connu et compris tel qu’il est : un économiste remarquable, pas fondamentalement un défenseur de la veuve et de l’orphelin (même si on ne doit pas nier que sa vocation est née de son enfance en Inde) , malgré les récupérations intellectuellement douteuses dont il fait parfois l’objet. On pourra le compléter par la lecture de sa conférence Nobel, disponible ici sur le site de l’OFCE et par celle de son ouvrage (en français) “Ethique et économie”, publié aux PUF. Et pour vous convaincre que Sen n’est pas un pseudo philosophe qui déteste les maths et pense que “beuh, l’économie telle qu’elle se pratique, c’est que des maths et c’est que des gros vilains ultra libéraux”, lisez aussi ça
Stéphane Ménia
25/01/2000

Amartya Sen, L’économie est une science morale. , La découverte, 1999 (6,65 €)

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