Note de lecture


Nos temps modernes
Daniel Cohen (2000)

Après le succès des “infortunes de la prospérité” (1994) de “richesse du monde, pauvreté des nations” (1997) Daniel Cohen nous offre son nouvel ouvrage trisannuel, “nos temps modernes”. Tous ceux qui ont lu et apprécié ses deux livres précédents seront en terrain connu, retrouvant le ton de l’auteur, mélant avec bonheur théories économiques, anecdotes, analyses des faits, pour un résultat qui a largement mérité son titre de “meilleur livre d’économie de l’année 2000” décerné par le Sénat.
Le thème de l’ouvrage est la transition entre l’ancien âge du fordisme, les “temps modernes” de chaplin, et l’époque qui vient, “nos temps modernes”. La référence au film de Chaplin n’est pas innocente, car comme ce film montrait la déshumanisation des temps fordistes, Cohen s’interroge sur les causes du malaise contemporain lié à notre changement social. Faut-il voir dans notre époque “la fin du travail”, par la saturation des besoins matériels? Faut-il y voir l’impact du nouveau capitalisme patrimonial, dominé par les marchés financiers? Faut-il voir la solitude de l’homme moderne comme le résultat de l’individualisme se développant? Aucune de ces explications n’est vraiment satisfaisante, car ne mettant l’accent que sur un aspect du problème. La compréhension du monde contemporain nécessite rien de moins que de se pencher sur les tendances du capitalisme, et sur l’évolution du travail qu’il entraîne. La fin du travail due à la mécanisation est une hypothèse pour laquelle les économistes n’ont jamais eu la moindre sympathie. S’il est clair que la mécanisation entraîne localement la disparition de certains emplois, c’est un sophisme de composition que de croire que ce qui s’applique à un secteur peut se généraliser à l’économie dans son ensemble : Parce que de nouveaux besoins apparaissent dont la satisfaction nécessite d’employer la main d’oeuvre laissée excédentaire, et parce que la hausse de la productivité accroît les salaires, élevant la consommation. C’est le phénomène à l’oeuvre aujourd’hui : la consommation nouvelle porte sur les secteurs de”production de l’homme par l’homme” (dépenses de santé, d’éducation, de loisirs…) et sur l’amélioration qualitative des produits consommés (un salaire plus élevé ne réduit pas la part de l’automobile dans la consommation totale, car il permet d’acheter une voiture plus chère par exemple). Mais Cohen va plus loin dans ce constat : loin d’être l’ère de la fin du travail, notre temps est plutôt celui du “travail sans fin”. En effet, si la productivité s’élève pour les biens matériels, la productivité humaine doit suivre. Tout comme les ouvriers de l’ère fordiste devaient suivre les rythmes de la chaîne de montage et le travail déshumanisant, le salarié moderne doit être efficace, mais aussi créatif, et suivre les fluctuations de la demande, changeant de rythme lorsque nécessaire. Le système fordiste avait résolu le problème par la hausse des salaires (le fameux 5 dollars day de Ford) mais cette solution contenait sa propre contradiction : lorsque tous les salaires ont augmenté, il faut à nouveau accroître les salaires parce que la condition de l’efficacité, si l’on en croit la théorie du salaire d’efficience, est que le salaire soit plus élevé qu’ailleurs pour supporter les conditions de travail. Le système contemporain connaît aussi sa solution : l’accroissement du capital humain individuel. Mais l’amélioration du capital humain passe par la production de biens collectifs (éducation, santé) qui elle ne parvient pas à s’améliorer, peine à utiliser les nouvelles technologies et à s’adapter aux nouveaux besoins qu’elle rencontre. Cette problématique du capital humain se retrouve également lorsqu’on étudie le nouveau capitalisme patrimonial. L’efficacité de la quête de la “création de valeur” c’est qu’elle permet de passer outre les barrières anciennes qui protégeaient les salariés (contrats implicites notamment) pour les rendre plus productifs. Mais ce gain présente un coût : les contrats implicites sont aussi ce qui assure la cohésion dans les organisations, et leur rupture fait de l’entreprise “un monde toxique” encourageant les comportements opportunistes, ou conduisant les salariés au burn out, l’épuisement par surcharge de travail. Cette perte d’efficacité se traduit dans le fait que tant de fusions d’entreprises échouent. Or le capitalisme patrimonial n’a pas trouvé la façon de motiver les salariés. Cette évolution contemporaine du capitalisme autour du capital humain se comprend aussi à la lueur du passé. Elle résout en effet les contradictions issues du mode de production fordiste, qui ont éclaté en 1968. Aux conditions de travail déshumanisées, elle apporte une nouvelle forme de travail plus créatif. Aux biens standardisés elle substitue les biens individualisés, à la Ford T noire la Renault Mégane et ses douze gammes de bleu. Elle répond au décalage entre un monde productif d’usines faites pour accueillir des analphabètes et une société ou 80% des jeunes atteignent le baccalauréat. Le capitalisme accomplit les aspirations de la société, tout simplement.
La démocratie, dans ces conditions, se doit d’accueillir les voix discordantes, qui permettront à terme d’intégrer les contradictions d’aujourd’hui dans le processus productif de demain. Si donc le capitalisme contemporain garantit un futur plus prospère, il reste indéterminé en matière de conditions sociales. La période de transition que nous vivons aujourd’hui manque d’un mode de régulation sociale, permettant que les gains réalisés bénéficient à tous. C’est là l’une des sources du mécontentement sur le capitalisme contemporain. L’autre source de mécontentement, c’est le triste constat de ce que la lutte contre la rareté ne cessera pas de sitôt, tant chaque victoire remportée sur la nécessité fait naître de nouvelles nécessités tout aussi impérieuses. Un monde qui produit 7 fois plus qu’il y a cent ans ne permet pas de travailler 7 fois moins : c’est aussi et surtout un monde ou les choses vont 7 fois plus vite. A ce titre, les tenants de la “fin du travail” se trompent et ne font qu’entretenir encore plus les frustrations contemporaines. Comme toujours avec Daniel Cohen, on finit la lecture avec l’agréable sentiment de s’être instruit et d’avoir compris énormément de choses. Mais avec un autre sentiment, celui d’une certaine insatisfaction. Si l’auteur est très habile à décrypter le monde contemporain, on se demande ce qu’il faut en conclure.
Ce livre pourrait se résumer par une bonne et une mauvaise nouvelle : la bonne, c’est que l’on peut fort bien comprendre les vraies raisons de notre malheur. La mauvaise, c’est que du coup on ne voit pas d’autre solution à celui-ci que d’attendre que cela passe… Ce qui est un peu frustrant. L’autre grand problème du livre porte sur le sujet même qu’il aborde : celui du malheur contemporain, l’idée que le monde actuel paraît pire que le précedent. Quelle est la réalité de ce “malheur contemporain”? La sinistrose n’est-elle pas le fait que d’une poignée d’intellectuels, la population dans son ensemble se trouvant plutôt plus heureuse de son sort qu’elle l’était dans le passé? A cette question Cohen n’apporte pas de réponse, considérant le malaise comme donné et se contentant de s’interroger sur ses causes. Mais ne pourrait-on pas soutenir la thèse inverse, à savoir que si le monde actuel est loin d’être parfait il est plutôt plus agréable à vivre que le précédent, et que les “malheurs” ne sont que bien faibles eu égard des gains acquis? Qu’en d’autres termes Cohen ne fait qu’expliquer un problème inexistant. Après tout, nul besoin d’aller chercher bien loin pour comprendre les raisons du pessimisme sur l’économie dans divers pays : au Japon, il vient d’erreurs répétées de politique économique depuis 10 ans plus que des contraintes du “nouveau capitalisme”. En France, il est plus le fait d’un Etat aux dirigeants peu légitimes, et incapable de se réformer (point que Cohen aborde rapidement) que du succès intellectuel des tenants de la “fin du travail” qui ne font que remplir le vide idéologique laissé par des politiques incapables. En Allemagne, il provient surtout des difficultés liées à la réunification. Dans les pays pauvres, il est lié aux problèmes du développement mais il n’y a là rien de bien nouveau. Et ailleurs? Dans les pays qui se développent, la tendance est très nettement à l’optimisme. Tout comme aux USA ou l’on peut chercher trace d’un quelconque pessimisme en matière économique, optimisme que l’on retrouve dans de nombreux pays. Et si Cohen était tout simplement parti à la chasse au fantôme?
Alexandre Delaigue
16/12/2000

Daniel Cohen, Nos temps modernes. , Flammarion, 2000 (5,89 €)

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