Note de lecture


The Race Against The Machine
Erik Brynjolfsson & Andrew McAfee (2011)

La vision usuelle des économistes concernant le progrès technique, l’emploi et les salaires avance que le progrès technique est le moteur de la destruction créatrice et de la croissance économique, donc de l’enrichissement. Sa dynamique est potentiellement chaotique mais, sur le long terme, tout le monde s’y retrouve : la productivité et les salaires augmentent, de nouveaux emplois bien rémunérés sont créés et de nouveaux besoins satisfaits. Les effets des réallocations d’emplois sont passagers et aussi stressants soient-ils, l’issue est positive. Jusqu’ici, l’histoire donne raison à cette vision des choses. Dans nos économies riches, le progrès technique est la seule source possible de croissance et notre richesse doit précisément permettre de compenser les effets négatifs du changement technologique, en indemnisant par exemple ses perdants sous la forme d’un revenu de substitution et en leur offrant les moyens d’évoluer professionnellement.

Dans The Race Against The machine, Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee remettent en cause cette vision optimiste. Pour eux, ce qui était vrai ne l’est plus. Car, cette fois-ci, quelque chose a changé. On dit depuis longtemps que le rythme du progrès technique a tendance à s’accélérer, suivant une courbe exponentielle. Pour les auteurs, nous avons passé le cap où sa croissance est véritablement spectaculaire, presque hors de contrôle. De sorte que, cette fois-ci, dans la compétition qui les opposent aux machines dans la production, on ne peut plus dire que les hommes mettent pas un peu de temps à s’adapter, ils ne suivent tout simplement plus. Depuis les années 1980 et la révolution des nouvelles technologies de l’information, les machines ont pris un sérieux avantage. Elles privent les humains d’emplois et réduisent la valeur du travail de bon nombre d’entre eux. Le rythme de destruction des emplois est tel que la mécanique traditionnelle du déversement est devenue trop lente.

La cause de cette évolution est la nature du progrès technologique à l’oeuvre. Il est non seulement plus rapide, mais porte sur des domaines où l’homme semblait intouchable pour longtemps. Google a ainsi fait rouler pendant 200 000 kilomètre une voiture sans conducteur (en fait, pour des raisons légales, un humain était toujours derrière le volant) grâce notamment à son système Google Map. Le véhicule a eu un seul accident : une voiture l’a percutée par l’arrière à un feu rouge… Un ordinateur conçu par IBM et répondant au patronyme de Watson est officiellement le plus grand champion de Jeopardy de tous les temps. Même dans le domaine de la communication complexe (la traduction simultanée pour une hotline par exemple), les ordinateurs ont fait d’énormes progrès et on peut d’ores et déjà imaginer la généralisation des hotlines où opérateur et client communiqueront chacun dans leur langue, l’ordinateur faisant une traduction simultanée permettant une conversation fluide. Des ordinateurs sont capables d’analyser des documentations juridiques. Bilan de l’opération : un coût divisé par 500 quand on le compare à l’emploi d’humains…
Pour Brynjolfsson et McAfee, une autre caractéristique de la révolution industrielle actuelle réside dans la puissance des technologies génériques qu’elle met en oeuvre. Leurs grandes complémentarités (Exemples : Google et le Web) produisent un potentiel de variété de combinaisons possibles quasi infini, de sorte que la vague d’innovations n’est pas prête de s’épuiser. En d’autres termes, non seulement les progrès des machines sont spectaculaires et en partie inattendus mais, de surcroît, l’impact de ces innovations va perdurer.

De nombreux emplois restent encore à l’abri. Il s’agit de ceux qui demandent de coordonner des capacités physiques et cognitives qui ensemble s’avèrent encore inabordables pour les machines. On trouve dans cette catégorie des métiers tels que ceux de jardinier, de chauffeur, d’infirmier(e)s, de plombiers, etc. Actuellement, les humains sont encore largement en avance dans ce domaine et celui de l’intuition ou de la créativité ; un peu moins, mais toujours, dans celui de la communication complexe. Néanmoins, pour les auteurs, les conséquences négatives du retard pris dans les autres domaines se fait déjà sentir.

La suite de l’ouvrage cherche à montrer ce phénomène à partir de statistiques sur l’emploi et les salaires. Dans la vente et la distribution (secteur qui a connu des gains de productivité spectaculaires aux Etats-Unis), le nombre de personnes employées par dollar de chiffre d’affaires a baissé aux Etats-Unis où la décennie 2000 a conduit à une création nette d’emplois proche de zéro, une première. Ceci est lié à une baisse des embauches plutôt qu’à une hausse des licenciements. La loi d’Okun est nettement moins stable que par le passé aux Etats-Unis.
Le revenu médian stagne depuis les années 1970. Certaines catégories de salariés ont connu une baisse de leurs salaires. Les inégalités croissent, dans une logique de progrès technique biaisé, qui touche du reste essentiellement les salariés moyennement qualifiés. La substitution du capital au travail sous l’effet du progrès technique engendre une déformation du partage de la valeur ajoutée que les auteurs considèrent comme visibles dans les statistiques depuis 1983. Ces tendances touchent tous les secteurs.

L’un des problèmes fondamentaux mis en avant par les auteurs pour expliquer l’insuffisante création d’emplois est le manque d’adaptation des organisations aux nouvelles technologies. Le potentiel de satisfaction de nouveaux besoins, donc de hausse de l’activité et de l’emploi existe. Mais les organisations, les qualifications et les business models n’évoluent pas assez vite. Tout se passe comme sie le processus de destruction créatrice était biaisé en intensité du côté de la destruction, la création peinant à s’aligner dessus.

Alors, que faire ? Une solution stérile serait de promouvoir une baisse des salaires destinée à accroître la demande de travail. La dynamique technologique est telle que ce serait insuffisant, sauf à accepter des salaires (réellement) de misère. Brynjolfsson et McAfee soulignent que la course contre les machines n’est pas nouvelle mais que dans le fond, plutôt qu’une course, on peut la considérer comme une collaboration. Les machines et les hommes sont autant complémentaires qu’en concurrence. Intuitifs et créatifs, les humains tirent parti des capacités des ordinateurs à exceller dans les opérations de routine, les calculs répétitifs et le contrôle des erreurs. L’poque ou Deep Blue se mesurait à Kasparov est révolue. Le meilleur joueur d’échec du monde n’est pas un ordinateur ou un homme, c’est une équipe formée d’hommes et d’ordinateurs. Cette équipe est en compétition avec d’autres équipes formées d’hommes et de machines. La solution réside donc dans la capacité à inventer des organisations qui combinent au mieux les capacités du capital et du travail dans le contexte technologique présent. Ce qui nécessite notamment un effort important en matière de capital humain et des institutions qui favorisent l’innovation organisationnelle. Les auteurs terminent leur analyse par une liste de propositions d’actions publiques (dans un agenda américain) en matière d’éducation, de promotion de l’entrepreneuriat, de fiscalité et législations diverses qui vont du système d’incitation des enseignants à une réforme du système de brevets, en passant par la simplification des formalités de création d’entreprise.

The Race Against The Machine est un texte interpellant. Il repositionne la réflexion sur le progrès technique, tout en évitant les théories fumeuses ou archaïques (un peu à la manière de Dani Rodrik et de son regard sur la mondialisation). Il livre ses conclusions dans un cadre standard, en insistant sur la particularité de la révolution des NTIC d’un point de vue quantitatif (ça va très vite) et qualitatif (elles sont techniquement particulières). C’est néanmoins sur cet aspect empirique qu’il est aussi un ouvrage inachevé qui appelle des approfondissements. Les données mobilisées, tant par leur caractère purement statistique (l’économétrie n’est que peu ou pas utilisée) que par leur nombre sont clairement insuffisantes pour asseoir la démonstration (et parfois même peu convaincantes quant à la pertinence de la variable mesurée). Il reste qu’on a là une voie ouverte des plus intéressantes pour des recherches ultérieures.

Stéphane Ménia
17/03/2012

Erik Brynjolfsson & Andrew McAfee, The Race Against The Machine. How the Digital Revolution is Accelerating Innovation, Driving Productivity, and Irreversibly Transforming Employment and the Economy, Amazon (Kindle), 2011 (3,17 €)

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