Note de lecture


La nouvelle question scolaire
Éric Maurin (2007)

Avec ce livre, Éric Maurin fait entrer l’analyse économique dans un débat qui n’y était guère habitué, le débat sur l’école. Et il défend une position claire, à contre-courant d’un discours critique devenu dominant : la démocratisation scolaire – que d’autres appeleraient massification, car dans ce débat, même les termes utilisés sont des arguments – a été une très bonne chose. Selon ses détracteurs, à partir de bonnes intentions (rendre les études supérieures plus accessibles pour tous) la démocratisation scolaire s’est finalement caractérisée par une baisse du niveau des élèves dont les premiers à souffrir sont les bons élèves issus de milieux modestes; à une grande braderie des diplômes, distribués si généreusement qu’ils ne valent plus rien; et poussé des centaines de milliers de jeunes dans des études qui ne sont que des voies sans issue, les condamnant à devoir revoir leurs aspirations à la baisse, au déclassement, et à une grande amertume d’avoir fait des efforts pour rien. Aucune de ces critiques, selon Maurin, n’est valide.
Pour sa démonstration, il fait appel à l’analyse économique et à l’économétrie, de façon générale à toute la littérature économique sur l’évaluation des politiques éducatives, en France et à l’étranger. De nombreux pays ont en effet mené des politiques plus ou moins ambitieuses de démocratisation scolaire, ce qui permet de disposer de multiples données et exemples pour mesurer l’impact de celle-ci. L’objectif de Maurin est donc à la fois de réfuter les arguments des critiques de la démocratisation scolaire, et de montrer que celle-ci présente des effets positifs en s’appuyant sur une analyse rigoureuse des faits.
S’il ne fallait rechercher qu’une seule qualité au livre, elle réside dans cette volonté de s’appuyer sur des faits, en décortiquant sur longue période l’impact sur les individus de la démocratisation scolaire, plutôt que sur des discours superficiels, idéologiques et démagogiques. Cela ne veut pas dire que le point de vue de Maurin sur le sujet est celui du chercheur objectif dans sa tour d’ivoire, et qu’il doit être à ce titre considéré comme seul valide; tout au contraire, Maurin défend un point de vue et n’hésite pas à s’attaquer férocement à ses adversaires. Certaines de ses conclusions, on aura l’occasion de le voir, sont contestables. Mais il place le débat à un niveau scientifique, d’évaluation concrète, au lieu de l’à peu près, de l’anecdotique et des invectives qui font l’ordinaire de la discussion sur les sujets scolaires. C’est une très bonne chose, même si le risque est alors que ses arguments soient jugés comme trop sophistiqués et trop compliqués (ces économistes, de toute façon, ils n’y connaissent rien, n’est-ce pas?), et de ce fait négligés, parce qu’ils ne cadrent ni avec les idées reçues, ni avec le ton, très partisan et idéologique, du débat sur l’école.

Le livre se divise en trois parties. Les deux premières établissent un bilan de la démocratisation scolaire telle qu’elle a été menée, en France et à l’étranger, et sont l’occasion de réfuter les idées de ses opposants. La troisième partie du livre est consacrée à l’avenir de cette démocratisation, aux pistes à suivre pour faire en sorte que ce processus continue d’accroître le niveau scolaire et les opportunités d’un nombre accru d’enfants. Les adversaires de la démocratisation scolaire sont classés en deux catégories : les “élitistes” et les “malthusiens”.

L’argument élitiste peut être résumé de la façon suivante : les individus sont de capacités inégales, pour des raisons qui tiennent à leur nature (intelligence, capacité de travail, goûts et aptitudes pour certaines matières…) et aux circonstances (naissance dans un milieu modeste par exemple). La politique scolaire a alors pour objectif d’éliminer les différences issues des circonstances (par exemple, permettre à l’enfant d’ouvrier intelligent et travailleur d’accéder à polytechnique) afin d’établir une hiérarchie sociale fondée uniquement sur la nature, les goûts et aptitudes de chacun. Dans cette perspective, le système éducatif doit détecter précocement les meilleurs, afin de les orienter vers des filières d’excellence, et adapter la formation pour les autres de façon à leur permettre de disposer des compétences nécessaires à leur juste place dans la société. C’est ce système qui prévalait avant les grands mouvements de démocratisation scolaire intervenus dans les pays développés (comme le collège unique en France), et qui continue d’exister dans certains pays (Allemagne, Autriche). En étudiant les différentes expériences nationales, Maurin montre que l’idée hiérarchique ne tient pas. Les performances moyennes des élèves des pays maintenant les systèmes sélectifs sont inférieures à celles des élèves des pays à enseignement secondaire unique, et la dispersion des résultats y est beaucoup plus forte (les systèmes sélectifs produisent quelques bons élèves, mais au prix d’un faible niveau d’ensemble et d’un nombre élevé d’échecs personnels). Surtout, l’analyse des passages nationaux à l’enseignement unique battent en brêche le fondement de l’argument élitiste; il apparaît que lorsqu’on permet à plus d’élèves d’accéder à une formation générale, au lieu de les orienter précocement vers une formation appliquée, on augmente le niveau de ces élèves, et on permet à un plus grand nombre d’entre eux de faire des études longues.

La critique élitiste du collège unique repose sur l’idée suivante : en poussant un plus grand nombre d’élèves vers les formations générales, on pénalise tout particulièrement les “bons élèves d’origine modeste”, qui se retrouvent dans ces formations au lieu d’aller avec les élèves favorisés suivre un enseignement d’élite. Au total, les enfants favorisés continuent de l’être, car leurs parents adoptent des stratégies discrêtes permettant d’accéder aux “bonnes classes” et aux “bonnes formations”; les enfants talentueux d’origine modeste, ne disposant pas de l’information permettant d’atteindre l’élite, sont condamnés à se retrouver à suivre un enseignement médiocre et à obtenir des diplômes bradés, mélangés qu’ils sont avec le vulgum pecus. Maurin montre que c’est exactement l’inverse qui se produit. Augmenter le nombre d’élèves qui suiven un enseignement général bénéficie au contraire directement à ces élèves doués issus de milieux modestes, qui grâce au collège unique atteignent un niveau d’études plus élevé que sans celui-ci. Au total, le niveau moyen des élèves monte, et les opportunités ultérieures (emploi, revenu) avec elles pour une part plus grande de la population.

Assises sur une impressionante accumulation de données issues de l’expérience française et des exspériences étrangères, les conclusions de Maurin sont difficilement contestables. Elles sont pourtant surprenantes. De nombreux enseignants ne se plaignent-ils pas de la baisse du niveau? Ne constate-t-on pas qu’un bachelier d’aujourd’hui est incapable de réussir les épreuves du brevet des collèges des années 30? On peut résumer la réponse à ces objections de deux façons. Premièrement par un exemple caricatural. Lors de la création du baccalauréat par Napoléon, celui-ci était obtenu chaque année par 5000 personnes. Si l’on demandait aux élèves d’aujourd’hui de passer les épreuves de l’époque, il est probable que très peu d’entre eux y parviendraient, ne fût-ce que du fait de la différence culturelle. Pourtant, personne n’en conclurait que les élèves et la population de l’époque étaient meilleurs que ceux d’aujourd’hui (à l’époque, 80% de la population française était illettrée…). Dans les classes de mon arrière grand-mère institutrice, sur 50 élèves, seuls deux ou trois, spécialement préparés, passaient le certificat d’études. Ce genre de choses ne nous informe guère sur le niveau général de la population à l’époque et aujourd’hui. Maurin ajoute un autre élément, spécifique à la formation et au recrutement des enseignants en France. Ceux-ci sont en effet les meilleurs dans leur discipline académique, et sont les fruits parmi les plus brillants d’un système élitiste. Lorsqu’on recrute des gens sur la base de compétences universitaires, et qu’on leur demande ensuite de fournir une formation générale accessible au plus grand nombre, non seulement ils ressentent cela comme une façon de brader ce qu’eux ont eu du mal à atteindre, mais ils sont particulièrement désarmés. On pourrait ajouter à l’argument de Maurin qu’ils n’ont guère été aidés par l’éducation nationale dans cette tâche. Pour satisfaire à la fois l’objectif de massification de l’enseignement, les différents lobbys qui voient un sacrilège dans tout ce qui ressemble de près ou de loin à un abaissement du niveau, et les grandes modes pédagogiques, on a maintenu des formations et des épreuves inadaptées. La littérature classique est une fort bonne chose; mais obliger tous les bacheliers, littéraires ou non, à étudier les mêmes oeuvres, pour ensuite poser les mêmes questions aux examens nationaux, mais avec des consignes de correction différentes selon les filières, ne correspond pas à grand-chose. Au total le poids de la transition vers la démocratisation scolaire a été supporté par un monde enseignant qui n’y était pas préparé, et qui n’a pas franchement été aidé dans cette tâche : pas surprenant que cela ait créé de l’amertume.

Pourtant, comme le montre Maurin, elle a fonctionné. A rebours des prévisions des élitistes, elle a permis d’élever le niveau du plus grand nombre, d’accroître les opportunités de poursuite d’études longues à plus d’élèves.

A quoi bon? est une façon rapide de résumer l’argument “malthusien” de critique de la démocratisation scolaire. Elever le niveau de diplôme des élèves n’est une bonne chose que si les opportunités d’emploi augmentent simultanément. Or les emplois disponibles déterminent, in fine, les carrières des individus. Si 80% d’une classe d’âge atteint le bac, pour ceux qui ne l’obtiennent pas, c’est une stigmatisation qui les empêchera à jamais d’accéder à des emplois corrects; pour tous les autres, cela signifie que le bac ne vaut plus rien, et que les emplois que l’on pouvait atteindre avec celui-ci nécessitent désormais de suivre des études après le bac. Au total, on pousse de nombreux enfants vers les études en leur disant que c’est le moyen d’éviter le chômage et d’obtenir un emploi satisfaisant; mais cette massification, en même temps, dévalorise les diplômes. Ceux qui s’évertuent à passer une licence découvrent une fois leurs études terminées que ce diplôme n’est absolument plus la garantie qu’il était pour la génération précédente et qu’ils doivent poursuivre leurs efforts; tout cela produit une inflation scolaire dans laquelle de plus en plus d’élèves obtiennent des diplômes de plus en plus dévalués.
De façon implicite, il y a dans cette critique l’application de la théorie économique du signal en matière éducative. Rappelons qu’il existe deux analyses économiques de l’éducation : le signal et le capital humain. Dans la perspective du capital humain, l’éducation est une formation qui accroît la productivité individuelle des individus en leur conférant des aptitudes et des connaissances; plus d’éducation est donc une bonne chose. Dans la perspective du signal, l’enseignement est une façon de signaler à de futurs employeurs que l’on dispose de qualités qu’il recherche (aptitude au travail, discipline…). Faire des études longues est une façon de se distinguer des autres et de montrer des qualités accrues. On notera que les deux théories prévoient un phénomène amplement constaté : plus on fait d’études, plus on reçoit un salaire élevé, et plus le risque de chômage est réduit. Dans la théorie du capital humain, c’est parce qu’on est devenu plus compétent; dans la théorie du signal, c’est parce qu’on a montré qu’on était plus compétent. Il y a cependant une différence fondamentale entre les deux : dans la théorie du capital humain, augmenter le niveau d’études de l’ensemble de la population est une bonne chose; dans la théorie du signal, c’est une mauvaise chose. Puisque de toute façon les meilleurs emplois iront à ceux qui ont fait plus d’études que les autres, augmenter le niveau d’études ne modifiera pas pas ce résultat mais ne créera que gaspillages et frustrations pour ceux qui ont cru atteindre un niveau mais découvrent qu’il y en a toujours autant au dessus d’eux.

Maurin consacre toute la seconde partie de son livre à contredire la théorie du signal appliquée à l’enseignement. Oui, dit-il, on mesure un effet de signal au moment du recrutement des individus après leurs études; mais cet effet s’amenuise au bout de quelques années de travail. Si la théorie du signal était valide, on devrait constater au fur et à mesure de la démocratisation scolaire une diminution de la “prime aux études” en termes de salaire et de chômage; or ce n’est pas le cas. Suivre des études reste de la même façon qu’avant le meilleur moyen d’éviter le chômage et permet d’atteindre des emplois satisfaisants. Certes, on constate une forte précarité du travail pour les 20-30 ans : mais cette précarité touche infiniment plus les non diplômés que les diplômés et provient de causes extérieures à l’éducation. Ce que l’augmentation du nombre de diplômés a produit, c’est au contraire une plus grande protection d’une génération face au déclassement et à la précarité de l’emploi. Cela a même été une excellente opération économique : en calculant le supplément de revenu qu’obtiennent au long de leur vie ceux qui grâce à la démocratisation scolaire ont obtenu des diplômes supérieurs, on constate que celle-ci est un investissement qui rapporte entre 5 et 10 fois plus qu’il n’a coûté.

Face à ces résultats qui montrent de façon écrasante que les études paient, que la formation apporte effectivement un supplément de revenu (ce qui implique une productivité plus élevée, sauf à supposer que les employeurs sont stupides) Maurin s’interroge sur l’importance donnée, en France, à l’idée de diplôme comme pur signal. Il se demande si cela correspond aux spécificités de l’enseignement d’élite, car pour le reste de la population, les diplômes paient. De façon qualitative, on peut répondre que c’est une explication très plausible, et s’interroger sur le poids des concours, que ce soit dans l’enseignement d’élite (grandes écoles) ou dans la fonction publique. Quiconque a passé un concours sait que la différence de qualité entre le dernier admis et le premier recalé est dérisoire; la différence de carrière est par contre considérable. Au sein même des grandes écoles, les rangs d’entrée et de sortie ont une importance sans commune mesure avec les différences de capacités des individus. Dans de nombreuses grandes entreprises françaises, indépendamment des qualités personnelles, la carrière est déterminée avant tout par l’école que l’on a suivie; il ne faut pas chercher plus loin la cause d’émigration de milliers de jeunes diplômés français vers des pays dont les employeurs jugent les gens sur ce qu’ils savent faire plutôt que sur leurs diplômes. Si l’on ajoute à cela le fait qu’il faut avoir tel diplôme pour passer un concours – peu importe ce qu’on y a appris – l’idée que le diplôme est avant tout un signal est une réalité pour bien des marchés de l’emploi. En somme, le signal est un mythe tenace parce qu’il a des conséquences réelles – une sorte de prophétie autoréalisatrice.

La critique malthusienne de la démocratisation scolaire repose sur l’idée selon laquelle l’emploi dans un pays est d’une qualité et d’une quantité prédéterminées; Ces emplois prédéfinis sont alors occupés par la population hiérarchisée par les études. Mais c’est oublier que sur n’importe quel marché, ce n’est pas la demande qui détermine les quantités, mais la combinaison de l’offre et de la demande. Lorsque l’offre d’individus qualifiés augmente, les employeurs s’adaptent, substituent du travail qualifié et du capital au travail non qualifié devenu plus rare. Au total l’emploi est déterminé par ce que les gens qui veulent travailler veulent faire.

La troisième partie du livre est consacrée aux nouveaux défis de la démocratisation scolaire. Maurin constate que celle-ci n’a plus la faveur générale. En plus des élitistes et des malthusiens, s’ajoutent ceux qu’il appelle les “libéraux” qui veulent revenir sur la démocratisation scolaire dans un but d’efficacité, considérant qu’accroître la liberté de choix des parents se traduira par une augmentation de la qualité de l’enseignement dispensé. Pourtant, la démocratisation scolaire doit être poursuivie, car son enjeu est fondamental et Maurin s’interesse, avec toujours les mêmes outils économétriques, à différentes voies d’amélioration : la petite enfance, l’accroissement du choix d’établissement pour les parents, le financement de l’enseignement supérieur, la lutte contre l’échec scolaire précoce. Sceptique sur la liberté de choix d’établissement, il est favorable à un enseignement secondaire le plus large possible, qui permette au plus grand nombre d’accéder à des études supérieures, quitte à ce que la sélection et l’orientation se fasse à ce moment-là; il constate l’efficacité de l’augmentation du coût des études supérieures (avec un système de financement adapté pour que les plus modestes puissent suivre des études, comme un remboursement différé prélevé sur le salaire une fois les études terminées). Certains pourront caricaturer l’argument en disant qu’il prêche pour sa paroisse universitaire : les financements accrus et la sélection pour l’université, les élèves médiocres et la massification pour le secondaire. Mais on aurait tort de voir les choses ainsi, car les préconisations de Maurin constituent un programme ambitieux et cohérent pour l’enseignement, un domaine dans lequel les propositions utilisables sont rares.

Ce programme, néanmoins, suscite quelques interrogations, qui sont d’ailleurs assez proches de celles que son précédent livre consacré à la ghettoisation sociale posait. En se focalisant sur les gains et les gagnants de la démocratisation scolaire, Maurin passe un peu trop sous silence la question des perdants, ceux qui bénéficient de positions privilégiées dans un système élitiste. Son argument, pour résumer, consiste à dire que la démocratisation scolaire est juste et efficace. Juste parce qu’elle bénéficie aux classes moyennes et aux plus pauvres, en accroissant leurs chances de réussite et de progression sociale; efficace parce que les coûts pour ceux qui perdent de ce fait une partie de leur avantage lorsque l’élite devient moins exclusive sont faibles et très largement compensés par les gains des autres : c’est exactement le même type de raisonnement qui conduisait Maurin à promouvoir la mixité sociale. Il faut penser néanmoins que si beaucoup de gens adoptent des stratégies complexes pour rester entre soi, ou pour permettre à leurs enfants d’accéder à un enseignement élitiste, c’est qu’ils y gagnent. Maurin déplore cette quête de statut qui conduit les gens à être malheureux en s’obstinant à s’attacher à la “course de rats” pour le statut social; mais n’est-ce pas une façon un peu rapide d’évacuer le problème?

Un exemple permet de mettre le problème en évidence. De nombreuses études consacrées à l’enseignement scolaire montrent que les classes composées uniquement de filles obtiennent de meilleurs résultats que les classes mixtes. Si l’on suit ces études, constituer des classes uniquement de garçons et de filles réduirait les gains et les résultats scolaires des garçons, augmenterait ceux des filles. Comme celles-ci sont actuellement pénalisées sur le marché du travail, que l’on peut imaginer que les gains pour les filles compenseraient les coûts pour les garçons, on pourrait conclure à la nécessité, pour raisons de justice et d’efficacité, à la nécessité d’adopter des classes unisexe. Pourtant, on pourrait trouver des raisons autres pour refuser de revenir sur la mixité des sexes dans les classes; c’est que d’autres critères, comme la forme de société que l’on souhaite, entrent en jeu pour définir les politiques scolaires : celles-ci ne sauraient se limiter au calcul des coûts et des bénéfices, mais sont liées à ce que nous considérons comme la forme souhaitable de vie en société.

De ce point de vue, ne peut-on pas considérer que le système de castes créé par l’enseignement scolaire, avec ses titres de noblesse, sa hiérarchie sociale validée par une méritocratie apparente, est une aspiration de la société française? Un auteur comme P. D’Iribarne a abondamment montré l’importance des féodalités, des postes nobles et non nobles, dans le fonctionnement des entreprises et des administrations en France, les perpétuelles querelles de préséance, de définition de ce qui est noble et de ce qui ne l’est pas. On peut considérer ces féodalités comme d’obscures reliques vouées à être balayées par la démocratisation; ou constater que la société française ne cesse d’en reproduire. En somme, il est fort possible que le caractère très aristocratique du système éducatif français, en fait, corresponde à une aspiration profonde de la société, et qu’aller à son encontre se heurte très vite à des résistances, ou à la reconstitution des castes sous une autre forme. Loin d’être l’expression d’idéologies réactionnaires, l’hostilité à la démocratisation scolaire aurait des racines très profondes et beaucoup plus puissantes que le simple flux et reflux des idéologies.

Par ailleurs, tout en voulant se placer clairement dans le débat sur l’école, Maurin passe à côté de certains des principaux sujets de ce débat, en particulier celui du contenu des enseignements. Sa façon d’aborder la question de la formation des enseignants, par exemple, peut sembler un peu rapide. Il s’appuie sur une étude comparant les performances des enseignants ayant suivi une année d’IUFM avant d’aller enseigner, à celle des enseignants recrutés sur liste complémentaire, et qui doivent prendre en charge une classe pendant un an avant d’aller suivre la formation, pour en conclure que la formation des enseignants est utile (ceux qui ont eu une formation avant d’aller enseigner sont plus performants que les autres). Mais cela semble une conclusion excessive. Premièrement, les enseignants recrutés sur liste complémentaire ont obtenu, par définition, de moins bons résultats au concours d’enseignant que les autres : cela n’expliquerait-il pas, tout bêtement, la différence de résultats? Pour le savoir, il faudrait voir si les performances des enseignants de liste complémentaire finissent par converger vers celle des autres lorsqu’ils sont formés à leur tour. Par ailleurs, c’est totalement négliger les circonstances dans lesquelles les uns et les autres se trouvent amenés à enseigner. L’enseignant pris sur liste complémentaire apprend souvent extrêmement tard qu’il est finalement appelé à prendre une classe, se retrouve souvent dans une classe que personne d’autre ne voulait prendre, et doit improviser rapidement des cours avec pour uniques documents les programmes officiels. Qu’il connaisse plus de difficultés que celui qui dispose d’un an pour se préparer à la tâche n’a rien de particulièrement surprenant, et ne nous dit rien sur la valeur du contenu de la formation reçue par les autres. Or c’est cette question qui est la plus importante. Personne, en pratique, ne soutient qu’enseigner est une qualité totalement innée, et que former des enseignants est inutile. Le débat porte sur la formation reçue dans les IUFM, considérée souvent comme pour l’essentiel inutile, inadaptée, voire nuisible. Sur cette question, Maurin n’apporte pas vraiment de réponse, tout en suggérant que la formation des enseignants est utile; cela semble un peu court.

De même sa critique de la liberté de choix d’établissement par les parents n’épuise pas le sujet. Tout d’abord, le débat académique sur ce sujet n’est pas clos; l’évaluation des systèmes de “school vouchers” aux USA n’est pas un travail terminé et suscite encore des discussions, même s’il est vrai, comme le constate Maurin, que ces dispositifs n’ont pas les effets positifs que leurs promoteurs annoncent, et que le choix d’établissement aboutit surtout à reconstruire une hiérarchie entre ceux-ci par autosélection des élèves. L’intérêt de ce genre de système est, au moins en partie, d’obtenir un peu de diversité et d’expérimentation en matière éducative, ce que ne permet guère un système centralisé et très directif comme l’éducation nationale, dans lequel tous les établissements de France doivent sans barguigner suivre à la lettre toutes les dernières fantaisies du ministre en place. La question porte sur les moyens nécessaires pour obtenir à la fois un peu plus de diversité, sans que celle-ci ne pénalise les élèves issus de catégories défavorisées; on peut regretter que cela soit mis de côté sous l’étiquette peu flatteuse du libéralisme appliqué à l’enseignement.

Enfin, Maurin n’apporte pas de réponse à la question fondamentale du contenu des enseignements. Très attaché à réfuter la théorie du diplôme comme signal, il montre de façon très convaincante que l’enseignement apporte quelque chose, puisque ceux qui le suivent sont plus productifs et moins soumis au chômage et à la précarité que ceux qui ne le suivent pas. Mais nous ne savons pas ce qu’est ce quelque chose, par quel mécanisme un an d’enseignement en plus augmente le salaire de x% et diminue la probabilité de chômage de y%. De ce point de vue, la théorie du signal conserve une part de pertinence. L’analyse économique de l’éducation met en évidence un certain nombre de paradoxes difficilement solubles par la théorie du capital humain, mais parfaitement compréhensibles du point de vue de la théorie du signal (comme le fait, par exemple, que les gens qui ont tenté un diplôme mais se sont arrêtés en route ont une rémunération moyenne inférieure à ceux qui n’ont pas tenté de se former; le fait qu’à diplôme égal, les gens issus de catégories sociales supérieures, en moyenne, gagnent plus; ou le fait que le même diplôme rapporte moins lorsqu’il est passé à l’âge adulte que lorsqu’il est passé jeune). Si les enfants qui passent par le collège unique obtiennent de meilleurs résultats et poursuivent des études plus longues, est-ce parce qu’ils ont acquis plus de connaissances (et si oui, lesquelles)? Est-ce parce qu’en se trouvant dans la même classe de terminale que des gens qui remplissent des dossiers de formations sélectives, ils ont l’idée d’en faire autant? Est-ce que le simple fait d’obtenir un diplôme leur donne la confiance et l’assurance qui leur permet par la suite de gagner plus (ce n’est pas anecdotique : la différence de confiance en soi explique l’essentiel de l’écart salarial entre hommes et femmes)? Est-ce qu’à force de cotoyer des élèves talentueux et travailleurs, ils ont acquis par mimétisme des attitudes et un comportement dont ils bénéficient dans leur vie professionnelle? Est-ce que les études sont un formatage qui conduisent les élèves à accepter passivement la discipline, le caporalisme, les exercices répétitifs et dépourvus de sens, les horaires de travail écrasants, qui en font ensuite de bons individus dociles appréciés des employeurs, mais peu créatifs? Est-ce que la prime à l’éducation va continuer d’exister dans l’avenir, ou ne va-t-on pas finir par atteindre des rendements décroissants?

Il serait bien entendu absurde d’attendre d’un seul livre la réponse à toutes ces questions. Mais elles sont importantes parce que de leur réponse dépend, en grande partie, l’impact réel de la démocratisation scolaire et la forme que celle-ci peut prendre. Ce que montre Maurin, c’est que la démocratisation scolaire a été une excellente affaire, à la fois juste et efficace, et devrait pour cela être poursuivie; Mais comme l’indiquent les documents fournis par les organismes de placement, la performance passée n’est pas toujours une garantie de performance future. L’immense mérite du livre de Maurin est de placer le débat devant l’examen des faits, pas des idées reçues et des invectives superficielles; il devrait obliger tout adversaire de la démocratisation scolaire à défendre son point de vue avec des arguments extrêmement solides. En ce sens, c’est une contribution inestimable, que tous ceux qui sont interessés par les questions d’éducation devraient impérativement lire et méditer.

Alexandre Delaigue
18/09/2007

Éric Maurin, La nouvelle question scolaire. Les bénéfices de la démocratisation, Seuil, 2007 (18 €)

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