Note de lecture


L’économie de l’entreprise
Olivier Bouba-Olga (2003)

Il fut une époque où deux mondes de la vision de l’entreprise coexistaient. Il y avait d’un côté les néoclassiques, pour qui l’entreprise était assimilée à un individu unique, chargé de prendre des décisions de production orientées par la maximisation du profit, sous une contrainte technologique donnée (la fonction de production). Cette représentation de l’entreprise était simple, élégante et très pratique pour des auteurs dont le but était de décrire le fonctionnement d’une économie entière. Parfois même, l’entreprise n’existait que dans la période “d’avant le début de l’économie”, puisque les modèles d’échange pur se contentaient de considérer les dotations en biens comme des données. Ces auteurs n’étaient pas des idiots qui n’avaient jamais vu une entreprise pour de vrai. Simplement, l’entreprise pour de vrai ne servait pas à grand chose dans l’amélioration de leurs raisonnements. On pouvait néanmoins dire qu’ils ne comprenaient pas grand chose à l’entreprise. De l’autre côté, on trouvait les théoriciens de l’entreprise, ceux qui faisaient des sciences de gestion. Eux, ils avaient vu tout de suite que l’entreprise était une réalité complexe, que dans une entreprise tout le monde se fout sur la gueule, que deux entreprises différentes se débrouillent toujours pour pas s’organiser pareil, que les hommes et femmes sont drôlement pénibles à faire fonctionner et tout un tas de chose comme ça qui les intriguaient beaucoup. Eux, ils avaient un autre problème : ils passaient leur temps à parler d’organisation, de structure et pourtant, leur petite communauté était un bordel sans nom. Pas moyen qu’ils se retrouvent autour d’un verre pour causer sérieusement de fonder une théorie qui soit autre chose que des trucs empilés, souvent intéressants, régulièrement creux et jamais vaguement unifiés. Certes, de temps en temps, il y en avait un qui passait un grand coup de balai et faisait du rangement pour mettre tout ça au propre. Des fois aussi, un gars allait voir ceux d’en face (les néoclassiques) pour leur piquer leurs outils et essayer d’en faire quelque chose de plus sophistiqué. Il arrivait même que ceux d’en face fasse le chemin inverse, juste pour voir. Mais à peine avaient-ils fini que l’impression de désordre revenait. N’empêche, eux, ceux qui causaient de la vraie vie, ils avaient compris des trucs pas cons. Mais ça ne les avançaient pas toujours beaucoup.
Et puis, un jour, ils se sont tous dit que ça suffisait. Ils se sont mis d’accord pour parler de la vraie vie, de manière un peu structurée. Depuis, ils font de l'”économie industrielle” ou de l'”économie de l’entreprise” (attention, le “de” et pas “d'” est important) et sont parvenus à s’entendre sur quelques idées clés pour expliquer le fonctionnement de l’entreprise.
Ces quelques idées clés, Olivier Bouba-Olga se propose de les présenter dans un ouvrage franchement sympathique. Sympathique parce que clair et rigoureux d’une part. Mais sympathique d’autre part, car soucieux d’illustrer la méthode de cette “nouvelle théorie de l’entreprise”, héritière à la fois de la pensée néoclassique et ses méthodes hypothético-déductives (et parfois peu préoccupée de revenir sur ses hypothèses) et de la théorie des organisations plus tournée vers l’empirisme.
Ainsi, l’auteur a divisé son ouvrage en chapitres qui contiennent tous une partie exposant des fondements théoriques et une partie appliquant ses conclusions à des cas concrets. C’est un schéma peu original en soi, mais fort intéressant si on replace son texte dans une perspective éditoriale. En effet, en écrivant son économie de l’entreprise, Bouba-Olga a quelque part mis à jour un ouvrage très intéressant de Benjamin Coriat et Olivier Weinstein publié en 1995. Ces deux livres ont en commun de fournir, dans une collection grand public, une sorte de revue de la littérature de la théorie de la firme récente. Mais là où les premiers se plaçaient dans une logique très théorique et peu illustrée, le second comble cette lacune, tout en apportant à la marge une fluidité supplémentaire à l’exposé théorique. Un ouvrage bien venu de ce point de vue, puisqu’il actualise en l’améliorant l’initiative précédente.
Alors, qu’est-ce qu’il y a dans ce livre ? Tout d’abord, un topo concernant la firme néoclassique, ses limites et le sens à donner à ce modèle. Une entrée en matière qui montre d’emblée au lecteur qu’il n’a pas affaire à un marchand de tapis qui tente de refourguer sa camelote. Pas de grandes phrases assassines, outrées ou ironiques, juste une analyse.
Puis, on entre dans le vif du sujet. La première partie est consacrée aux approches dites néo-instiutionnalistes de l’entreprise. De Berle et Means à Jensen et Meckling, via les modèles managériaux de Baumol ou Williamson, Bouba-Olga montre dans le premier chapitre l’émergence de la théorie de l’agence comme fondement d’une théorie applicable à la grande firme. Et comme exemple concret, c’est l’organisation du ramassage des crottes de chien à Paris qui est présenté. Voui, voui, et en plus c’est parlant… Le deuxième chapitre porte, évidemment puisqu’on parle d’approche institutionnaliste, sur la théorie des coûts de transactions. Rien à redire, cahier des charges tenu : simple, concis, efficace. Coase tout d’abord, Williamson ensuite, dans le détail et sans s’y perdre. Le cas d’école porte pour sa part sur l’intégration de la distribution chez LVMH. L’auteur conclue alors cette partie en s’interrogeant sur la pertinence réelle du concept d’opportunisme comme déterminant normatif des structures organisationnelles. Car, si dans la lignée des théories socio-économiques, on fait entrer dans la danse la notion de confiance, on obtient alors un mécanisme de coordination sociale alternatif aux contrôles que préconise la théorie de l’agence, par exemple. On reste un peu sur sa faim. Deux pages sont consacrées à cette approche (dont Granovetter est probablement le représentant le plus connu). C’est peu, mais cette brièveté conserve une certaine cohérence au texte en l’ouvrant néanmoins à d’autres horizons.
La seconde partie de l’ouvrage est consacrée aux théories cognitivistes de l’entreprise. Alors que les thèses institutionnalistes voyait le problème de l’entreprise comme un questionnement sur les coûts de coordination, les approches cognitivistes abordent plutôt l’entreprise sous l’angle d’une dynamique à interpréter, un pool de ressources qui se remobilisent en permanence selon des trajectoires dans lesquelles l’interprétation de cette dynamique par les individus et par le collectif aura une importance cruciale. Pour ne prendre qu’un seul exemple, pendant que les institutionnalistes se questionnent sur les coûts de transaction à prendre en compte quand une décision de type “faire ou faire faire” doit être arrêtée, les cognitivistes vont eux s’interroger sur la pertinence du choix en termes de ressources mobilisables et de perception mentale de l’étendue normale du métier de l’entreprise. Dans cette partie, on trouvera présentés les travaux de Penrose et Richardson (pour la “théorie des compétences”), puis ceux de Nelson & Winter (pour la “théorie évolutionniste”). L’auteur montre qu’il n’y a pas lieu de trancher entre une approche évolutionniste et institutionnaliste de l’entreprise, dans la mesure où elles présentent chacune un degré certain de pertinence. Témoins certains travaux récents qui recherchent une forme de synthèse. De la diversification de Bic aux restructurations de l’industrie pharmaceutique, cette partie est encore illustrée de cas intéressants. Comme la première partie se terminait sur l’opposition opportunisme – confiance, celle-ci s’achève sur un questionnement opposant les notions d’information et de connaissance.Ayant préalablement distingué l’information (savoirs codifiables) de la connaissance (savoirs tacites), l’auteur s’interroge sur la logique du knowledge management, qui cherche à constituer des bases de savoirs supposées non codifiables, en relevant le paradoxe évident de la démarche… Enfin, Olivier Bouba-Olga remet en perspective le dabat entre évolutionnistes et institutionnalistes, au travers de l’analyse de l’appropriabilité des connaissances, dont le degré dépendra pour une entreprise de la façon dont les savoirs codifiables sont protégés par le droit et de l’importance ce ces savoirs dans l’ensemble des savoirs détenus par l’entreprise.
La conclusion de l’ouvrage dresse d’abord une brève synthèse des thèses présentées, avant de les appliquer de concert à la figure de la firme globale, révélant en quoi celle-ci est tout à la fois mue par un comportement transactionnel et cognitif.
Si la question vous intéresse, procurez vous ce livre. Il ne se lit pas comme un roman, certains passages sont nécessairement un peu abstraits. Mais ils sont contrebalancés par les pages “application”. L’ensemble se digère très bien et est à la portée d’un public large, si motivé.

Stéphane Ménia
26/10/2003

Olivier Bouba-Olga, L’économie de l’entreprise. , Le Seuil, 2003 (6,95 €)

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